Pourra-t-on encore consommer des produits laitiers ?

Source : www.lemonde.fr, article par Christian Rémésy, nutritionniste et directeur de recherche INRA

 

La communauté européenne a cru bon d’en finir avec les quotas laitiers à partir du printemps 2015, pour libéraliser les échanges de lait et de produits laitiers au sein de l’Europe et stimuler leurs exportations. Finis ou presque, les petits élevages de 30 à 60 vaches laitières, la course à la productivité est engagée avec pour résultat une baisse durable du prix du lait. Avec des prix du lait inférieurs à trente cinq centimes le litre, un prix que les industriels proposent pour mettre de l’eau en bouteille, les marges bénéficiaires seront de plus en plus réduites, d’où une course annoncée au gigantisme des volumes de production. Nous assisterons à l’essor des ateliers d’élevage hors sol, ce qui n’empêchera pas de vendre des packs de lait illustrés de vaches paisibles broutant dans des prairies fleuries.

Pauvres vaches instrumentalisées en usine à lait, séparées dès la mise-bas de leur veau, sélectionnées systématiquement sur leur potentiel génétique laitier pour atteindre des productions faramineuses de dix milles litres de lait par an, nourries avec des ensilages, des rations concentrées en énergie, en protéines de soja, parfois même en matières grasses végétales, un régime alimentaire bien éloigné des caractéristiques de l’herbe tendre ou du foin sentant bon le soleil. Pauvres bêtes chargées de développer un métabolisme intermédiaire d’une intensité extraordinaire, sous l’influence d’une imprégnation hormonale entièrement tournée vers la lactation, avec des mamelles en quasi état inflammatoire si bien que l’on peut retrouver une densité très élevée de cellules animales dans le lait, elles sont totalement épuisées au bout de trois à quatre lactations, avant de finir leur courte vie dans un abattoir pour nous livrer le peu de viande qui leur reste.

Il n’y a aucune exagération dans ce tableau, le pire étant que les éleveurs eux-mêmes en souffrent, alors qu’ils sont pour la plupart attachés à leurs animaux, mais contraints de les instrumentaliser pour dégager un maigre revenu, parfois inexistant les années de vaches maigres lorsque les industries en amont ne veulent plus payer le lait au juste prix vu l’abondance de l’offre.

Quel contraste entre ces réalités si dures du terrain et l’image toujours biblique du lait, aliment bienfaisant par excellence, source d’équilibre nutritionnel dont les enfants de l’Homme tirent un bénéfice essentiel pour une croissance harmonieuse. Quelle magie, quel retournement de situation, d’un côté des animaux poussés dans leur capacité productive jusqu’à l’épuisement, de l’autre des produits laitiers sains sur le plan nutritionnel et microbiologique, même pas suspectés comme ces pauvres fruits et légumes d’être contaminés par des pesticides. On ne peut que rester en admiration devant une telle magie industrielle et souligner aussi l’importance de la crédulité et du manque de sens critique des consommateurs.

AMÉLIORER LA QUALITÉ

Les citoyens sont maintenant bien éloignés des problèmes de la campagne et pour les enfants le lait provient de la bouteille du frigo. Ils sont par contre tous informés que les produits laitiers sont une source majeure de calcium, en particulier par le Programme national nutrition santé qui recommande même d’en consommer à chaque repas. Le lait et son calcium, quel instrument de marketing plus idéal pour la filière laitière qui a fait graver dans le marbre que cet aliment était indispensable pour la croissance osseuse et la prévention de l’ostéoporose. Pas une génération de diététiciens n’a échappé à ce dogme et il faudra beaucoup de temps pour en nuancer la relativité. Pourtant avec un peu de sens critique l’exercice est bien facile.

Comme les autres mammifères, tous les humains après le sevrage peuvent trouver dans leur environnement alimentaire le calcium et les autres éléments nécessaires à leur croissance, c’était déjà notre statut avant l’apparition de l’élevage et cette situation concerne encore les deux tiers de l’humanité, pour laquelle le lait n’est même pas digestible à la suite de la disparition de la lactase intestinale. D’ailleurs dans ces populations africaines ou asiatiques, la prévalence de l’ostéoporose était jusqu’à présent plus faible que dans les Pays occidentaux. Le régime largement végétarien de ces peuples leur permet toutefois de disposer des 500 mg de calcium nécessaire à l’équilibre de leur balance calcique. Et chez nous, dans quelle situation sommes nous, quelle est notre dépendance réelle en produits laitiers ? Nous sommes les maîtres dans l’art du gaspillage.

En faisant un usage intensif de calories vides (sucres et matières grasses) et d’aliments trop raffinés à l’instar des produits céréaliers, notre régime s’est appauvri en calcium, en consommant trop de sel et de protéines, les pertes urinaires de calcium se sont fortement élevées et en consommant peu de fruits et légumes nous avons aggravé notre bilan calcique. Dans ces conditions récurrentes, il est certain que nous avons besoin d’un petit supplément de calcium. Certes ce serait plus facile et tout aussi efficace d’ajouter du carbonate de calcium dans les farines ou de réduire le sel, mais pourquoi se priver du plaisir de manger un peu de produits laitiers. Sauf que l’on veut nous persuader qu’il faut en manger beaucoup et pour cela , les apports nutritionnels conseillers français ont été fixés, avec l’encouragement du lobby laitier, à 1 g par jour, soit le double de ce que consomme une large partie de l’humanité. Ce tour de passe- passe a été possible par de petits arrangements : en minimisant la capacité de l’intestin à absorber le calcium alimentaire ou sécrété durant la digestion, en augmentant les pertes urinaires de calcium sans trop insister sur la nécessité de réduire le sel, et en ajoutant un coefficient de sécurité de + 30%. Des péchés véniels, mais aux conséquences incalculables !

Et maintenant que pouvons-nous faire, est-il encore possible et souhaitable de consommer des produits laitiers dans cet univers de productivisme agricole et de marketing industriel ? La question se pose puisque déjà de nombreux médecins conseillent à leurs patients atteints de syndromes inflammatoires de supprimer les produits laitiers. Sauf qu’il n’y a pas lieu de mettre tous les produits laitiers dans le même sac, de les diaboliser s’ils ont été produits dans des conditions d’élevage écologique. Oui, mais avec le temps, existera-t-il encore des vaches laitières à la capacité laitière raisonnable de 5 000 litres par an telle qu’elle était 50 ans en arrière.

Pour continuer à manger des bons produits laitiers en quantité modérée, pour épargner aux éleveurs la conduite infernale des futures usines à lait, pour maintenir sur tout le territoire des élevages écologiques de vache laitière, il est temps de changer de paradigme, d’écrire la charte d’une production laitière écologique et durable, de la mettre en application et de stopper la course au rendement laitier. C’est en maîtrisant le volume de ses productions que la viticulture a réussi à maintenir ses revenus. C’est en consommant moins de produits laitiers dont on connaîtra la qualité et l’origine que la santé humaine sera mieux gérée et l’avenir de l’élevage mieux assuré. Mais que font nos politiques, n’ont-ils qu’une compréhension à court terme des conséquences de leur décision, nos éleveurs auraient-ils perdu leurs liens avec la nature et les consommateurs tout sens critique ? Les industriels nous auraient-ils transformés en veaux ?

 

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